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vendredi 27 mars 2020

Trouver l'abeille!

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George Catlin, Buffalo Hunt Under the Wolf-Skin Mask (1846-1848)

Je viens de terminer la lecture du livre de Baptiste Morizot : Les diplomates, Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant. Je ne peux que le conseiller à la lecture. Je ne sais pas bien pourquoi j'ai attendu trois ans pour le lire ; peu importe, et j'ai lu Sur la piste animale entre-temps. 


Ce livre est passionnant par le recul qu'il prend sur un sujet qui justement exalte les passions entre un camp pro- et un autre anti-. Que ce recul raisonnable pour ne pas dire philosophique, débouche sur une solution aussi inattendue que convaincante, voilà qui rend ce livre encore plus important. Encore une fois, c'est en posant les questions, même et surtout celles qui paraissent les plus inutiles, celles déjà tranchées dans le sens commun, qu'un changement de regard parvient à s'opérer, et on le sait que le point de vue fait l'objet.


Je tire beaucoup de choses de cette lecture. Prenons les choses livre refermé, dans l'ordre de la mémoire, et voyons si cela mène quelque part. 


Le loup n'existe pas. Il n'y a pas un loup, il y en a plusieurs. Il y a des loups fantasmés, qu'on pourrait placer quelque part dans une opposition binaire entre le monstre mangeur d'Homme et le grandiose symbole de la vie sauvage. D'accord. Mais ces loups fictifs, sont certes le produits de nos relations avec le monde vivant ; mais ces relations font les loups réels aussi. Aucun loup n'a lu Le petit chaperon rouge et n'est influencé par cette image comme un enfant d'Homo sapiens aujourd'hui rêverait de devenir Kylian Mbappé. Mais notre relation au monde vivant produit des animaux, une certaine forme d'animaux. Morizot raconte que le loup n'est pas mangeur d'Homme en Amérique ; mais que de nombreux cas d'attaques sont établis en Europe. La même espèce Canis lupus se comporte donc de façon différente selon les continents. Morizot de détailler comment par exemple au XVIIe siècle, les cadavres laissés sur les champs de bataille ont pu offrir une nourriture aux charognards, et instaurer une nécrophagie comme première étape à une future anthropophagie : les loups se sont habitués à la chair humaine, dans un comportement qui leur est inconnu par ailleurs. Il raconte comment la "Bête" a par trois fois été inventée (notamment dans l'épisode du Gévaudan). Conclusion : pour répondre à notre problème aujourd'hui, il faudrait comprendre dans quelles situations les loups se retrouvent à attaquer les troupeaux domestiques, et, puisque ce n'est pas le cas partout, dans quelles situations cela n'est pas le cas. 


Faire de la diplomatie. Encore faut-il prendre la mesure de ce qu'il entend par diplomatie, dans un cheminement qui veut faire passer d'un modèle de la souveraineté humaine sur les autres espèces à la recherche de mutualismes écologiques, non pas angéliques, toujours faits de conflits, mais où il s'agit pour l'humain de piloter la biodiversité pour "trouver l'abeille". Cette expression, il la tire d'un exemple Kenyan où les paysans étaient confrontés au problème des éléphants qui occasionnaient des dégâts dans les cultures. La solution trouvée a consisté en la mise en place de barrière d'abeilles mellifères locales, dont les éléphants ont peur. Quand on compare cette attitude à celle consistant à nourrir les sangliers (mais ailleurs) pour éviter qu'ils n'aillent saccager les cultures, avec pour résultat la prolifération des-dits sangliers et par conséquent des dégâts, on mesure le chemin à parcourir. 


Quelques points fondamentaux du livre
  • le pistage comme processus d'hominisation. En devenant chasseur, il a fallu affronter la concurrence de prédateurs beaucoup plus forts, et se spécialiser dans la poursuite au long cours d'ongulés dont les capacités à supporter l'hyperthermie à longue échéance sont plus limitées. Pour cela, il a fallu être capable de courir longtemps et surtout dans la bonne direction donc de pouvoir déchiffrer sur le terrain les indices de présence, là où les autres prédateurs ont l'odorat ou la vue depuis le ciel. Il a donc fallu se mettre à élaborer des hypothèses, et tenir un raisonnement spéculatif... autrement dit une méthode d'enquête pour ne pas dire scientifique... Plus tard, avec l'élevage, ces capacités ont pu être allouées à d'autres choses que le pistage : art, mathématiques, philosophie, etc. "La dopamine serait l'hormone, non du plaisir, mais de la quête." (p. 224)
  • un renversement, non pas du darwinisme, mais des lieux communs sur Darwin et la théorie de l'évolution, souvent réduite à la survie des plus forts. Morizot revient à ce que Darwin disait lui-même pour placer les choses en termes de dépendances plutôt que de performance. "On dit qu'une plante au bord d'un désert lutte pour vivre contre la sécheresse, alors qu'il faudrait dire en des termes plus propres qu'elle dépend de l'humidité" (p. 260). C'est plutôt de la qualité des relations à la multiplicité de partenaires vivants ou non que l'aptitude à survivre dépend, plutôt que de la performance de l'individu contre d'autres. Cette conception permet aussi de revoir la notion de "nuisibles", car ce qui peut être nuisible à une échelle de temps (un loup qui tue un cerf), peut être parfaitement utile (en empêchant par exemple les cerfs de proliférer, de tuer la forêt et donc les cerfs) à une autre échelle de temps. C'est un éclairage important dans notre relation aux loups. Mais aussi à nous-mêmes, avec le rappel par Morizot des travaux des épidémiologistes (c'est de saison) Wilkinson et Pickett (voir ici), lesquels montrent que la pauvreté des autres amoindrit la qualité de vie des riches : autrement dit, dans une relation de domination, le dominé souffre d'accord, mais le dominant aussi. Le travail diplomatique étant de faire comprendre ça aux dominants (et aux dominés) ?
  • les loups ont une forte capacité d'apprentissage, puisqu'il y a des cultures de chasse différentes selon les meutes, et aussi que les meutes sont prises dans des rapports pour ainsi dire géopolitiques entre elles, à l'interstice desquels nous pouvons nous glisser pour faire comprendre aux loups quelles sont les limites à ne pas dépasser.

De tout cela, on peut tirer qu'il est possible de négocier avec les loups (cf. également les travaux de J.-M. Landry à ce sujet). Possible parce que nous savons le faire, nous avons les capacités d'empathie pour nous mettre à la place des loups, quand bien même cela nous demanderait un réapprentissage de savoir observer et de déplacer son regard. Possible parce que les loups sont capables d'apprendre.


C'est possible, et c'est souhaitable. Pour qui? pour tout le monde. D'abord et en premier lieu pour ceux qui souffrent de ce retour des loups : ceux qui vivent du pastoralisme. C'est un véritable point noir chez les défenseurs du loup de ne pas prendre suffisamment en compte que le loup occasionne des dégâts et que ceux qui en supportent tout le poids, ce ne sont pas les défenseurs du loup. Il est problématique que ce soient ceux qui y sont le plus opposés qui doivent fournir tous les efforts pour que la cohabitation fonctionne. C'est problématique mais c'est aussi la meilleure solution. Le jour où le monde pastoral défend la présence du grand prédateur, ce sujet-là sera épuisé. Il ne reste qu'à créer les conditions de possibilité, c'est-à-dire faire en sorte que les politiques de conservation de la biodiversité profitent effectivement en premier lieu aux populations locales, et c'est loin d'être le cas actuellement. 


P.-S. : La couverture du livre, reproduction du tableau de Catlin ci-dessus, vaut le détour. Que font ces bougres d'ahuris déguisés en loup pour tenter de s'approcher de bisons? L'attaque du loup étant déclenchée par le stimulus de fuite de l'ongulé, il s'avère pour les bisons que la meilleure stratégie face au loup est de rester stoïque ; alors que les bisons savent que face aux bipèdes, il vaut mieux prendre la poudre d'escampette. Ainsi déguisé, le chasseur peut donc approcher plus facilement les bisons et atteindre plus facilement sa cible avec son arc. Compétence de diplomate naturaliste : ils ont trouvé l'abeille.

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